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Gestation - 2

Publié le par T.B.

Et vois, maintenant la parole déliée la coupe jusqu’à la lie

La langue en liesse les vers en liasses ivre ou fou à lier

Je bois à la grande à la très grande tasse de la poésie

Oiseau à nouveau-né je teste mon babil j’apprends à pépier

 

Et vois, je parle pour ceux qui ont le pain et rêvent de l’amour

Je parle à ceux qui ont le chagrin et la nostalgie des beaux jours

Ceux qui étouffent malgré leurs centaines de mètres carrés

Ceux que leur société a fenestrés et qui frappent au carreau

Ceux qui lisent des bouquins limes mentales pour barreaux

Ceux qui ont dans l’imaginaire aménagé un coin de pelouse

où ils s’allongent pour rêver (et de beaux messages aux hirondelles bayer)

 

Et vois, je parle maintenant il ne suffit pas de l’écrire je parle à

Ceux dont la lippe se fissurait de rires enfantins et non pas d’ire

Ceux dont la joie ruisselait des yeux et ne se privaient pas de l’dire

Ceux dont le cœur jappait qui désormais ont l’enthousiasme cul de jatte

La fierté comme quelques patates dans une caravane de jute

Je parle aux mendiants je parle aux tôlards je parle aux putes

bon d’accord… je fantasme un poil mon lectorat

 

Mais vois, je parle, moi, l’humain aux cent mille vers

À la source de la parole je tente de tarir ma mangouste angoisse

Et retenir un zeste d’image pure entre mes doigts

Afin de dévoiler sans trahir ce pour quoi mon cœur bat

Ou devrait battre ou pour quoi je devrais me battre

Chaque fois que je me souviens que je suis encore en vie, bien qu’engourdi

à dissoudre mon moi dans l‘alambic poésie

 

Comme un lion qui douterait de sa crinière vingt-sept ans m’ont fait

Perplexe, perplexe comme un bébé qui douterait de son innocence

C’est que dans la mécanique il y a toujours un grain de sable

Pour les consciences qui sont faites à la semblance des plages

Je tente de me retrouver en ce monde dédaléen

J’éprouve le besoin de me rassembler ici littérairement

comme un félin avant le grand bond

 

Car vois, je parle, j’use des ressources de l’art (,) de la parole

Je me, je te fabrique des ailes ou des nageoires ou des pétoires

J’ai un, j’ai cent cris coincés entre les omoplates à extirper

J’hésite, je cogite, frêle marsouin émerveillé sous l’aurore boréale

La poésie est une ombre au toit crevassé mais où dans chaque trou il y a une étoile [1]

Soleil est comme nous un oiseau en cage et par-delà les nuages cette lune sans âge

pendue quelque part sous le paradis ?

 

Passe-moi un peu de ta houle camarade poésie que tangue un peu ma vie

D’ordinaire je perds mon temps à rien foutre, je crois que j'deviens fou [2]

Je suis la bassine où pleut le doute Quand j’écris pas je coule ou bien je broute

Intellectuel radicalisé enlisé dans la boue de ses contradictions jusqu’au cou

Assis au bord de son Gange révolutionnaire à attendre que tout change

Je puis au moins te dire à quel fleuve sacré se baignent mes vérités :

C’est l’immigré qui tue l’économie ? Non !

Ils s’intégraient eux dans leurs colonies ? Non !

On croit que le tiers-monde a une dette ici ? Non !

Est-ce qu’ils ont l’avantage quand on s’instruit ? Non ![3]

 

Bon j’ai à peu près tout dit

mais je vais reformuler pour ceux qui ont la cafetière fissurée…

 

Quand on me demande – ce qui arrive rarement, j’en conviens – comment j’en suis venu à la poésie en particulier, à la littérature en général, j’ai coutume de répondre que c’est un peu par hasard et surtout par défaut. Le chemin aurait pu mener ailleurs. Seulement, là où chez certains on joue d’un instrument, chez moi on lisait des bouquins, et dans certains il y avait des passages qui me sautèrent aux yeux, ou carrément à la gorge.

Je me souviens très précisément d’avoir lu à dix-sept ans ce roman de Michel Del Castillo : Les cyprès meurent en Italie. Pour la première fois, j’avais sous le cerveau un livre qui me parlait de moi plutôt que de plages exotiques ou d’enquêtes périlleuses ; j’ai vu mon état d’esprit clairement évoqué, des choses mystérieuses qui se jouaient en moi clairement décrites. Je lisais certains passages et je me disais : « Merde, comment est-ce possible ? Mais c’est de moi que ce type parle ! »

 

Est-ce de m’être toute mon enfance levé avec l’aube ? Je retarde le plus que je peux l’instant de sortir de mon lit où je me cramponne, ramassé sur moi-même, la tête sous les draps. Cette répugnance à me lever le matin cache cependant autre chose que le simple souvenir des réveils de mon enfance, me semble-t-il. C’est le désir de vivre qui me fait défaut. Dans le sommeil, je cherche surtout l’oubli [j’aurais dit l’évasion]. En maintenant mes paupières closes, je réponds au mouvement de la vie qui bat ma chambre. C’est à une lassitude morale que je succombe, davantage qu’à l’épuisement physique. Je voudrais éprouver, avec les premières lueurs du jour, cette impatience qui, jadis, me propulsait à la rencontre de la vie. Rien à faire pourtant : chaque jour, je m’enlise un peu plus dans cette torpeur.

 

Ces événements qui ensanglantent la Hongrie [Je pourrais citer vingt ou trente régions dans ce cas en 2016], je n’y adhère pas non plus pleinement. Certes, je sais que des hommes sont tués, que des foules se pressent sur les routes de l’exil. Dans les salles de cinéma, j’ai pu voir des corps s’affaler dans un décor de ruines, des immeubles s’écrouler dans un vaste nuage de poussière. Je suis absolument persuadé de la réalité de ces images. Pourtant, je conserve l’impression qu’il s’agit, quelque part, d’une méchante pièce dont les acteurs, après la représentation, vont se relever pour saluer le public. C’est absurde, bien sûr. C’est ce que je ressens pourtant. Tout ce bruit, tous ces cris, ces pleurs, ces clameurs et ces explosions m’apparaissent comme un mauvais rêve.

 

J’ai posé le stylo. J’ai marché jusqu’au fond du jardin [j’aurais plutôt tourné en rond dans ma chambre]. Levant les yeux vers un ciel piqué d’étoiles, j’ai tenté de laisser échapper ce cri qui m’étouffe. Mais je l’ai ravalé. Qui donc l’écouterait ? [4]

 

Qui prendrait le temps d’écouter, en ce siècle (orange) pressé, le cri d’un jeune au bout du rouleau[5] ? Qui prend encore le temps de penser en ce siècle stressé ? Qui ne semble considérer les paroles des opprimés que lorsque dans un grand élan de paternalisme elles sont primées.

 

[1] Pablo Neruda, Le mémorial de l’île noire (1977)

[2] La Smala, Reflets d’esprit (2013)

[3] Fabe, La rage de dire (2000)

[4] Michel del Castillo, Les cyprès meurent en Italie (1979) pour les trois extraits.

[5] Sniper, La France, itinéraire d’une polémique (2006)

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