Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Sur la terre au soir de mon pays [Intercalaire]

Publié le par T.B.

De si loin qu’on se souvînt, il y avait des familles de pêcheurs, des chasseurs habiles à tirer au vol les plumes dans le ciel et la bête des taillis débusquant, et des artisans qui, de père en fils se transmettaient les secrets du bois, savaient courber le fer, tresser l’osier ; il y avait des gens qui travaillaient pour eux-mêmes, il y en avaient qui se crevaient pour d’autres ; et l’on voyait passer sur des chevaux habillés d’étranges étoffes des dames et des seigneurs qui parlaient un langage difficile à suivre, non tant à cause de la vitesse de leurs coursiers que pour les idées bizarrerie nées dans leurs maisons trop grandes ; et le linge séchait sur des cordes dans les cours ; de-ci de-là, se redressait le dos courbé des paysans dans les sillons pillés d’oiseaux ; et il y avait des églises et des gens qui n’y allaient pas ; et il y avait des disputes dans les tavernes, des balcons avec des pots de fleurs, des rieuses aux fontaines, l’eau pouvait être claire ou troublée, les chiens aboyaient à la mort les jeunes gens se défiaient à qui jettera le plus loin les pierres, et les chansons parlaient de l’amour et du renouveau. […]

De si loin qu’on se souvînt, de si loin qu’on se souvienne encore, tout allait à la va-comme-je-te-pousse, et des philosophes hochaient la tête, et d’autres disaient : c’est ainsi, et les armateurs bâtissaient des navires, étalaient le plan des mers et montraient du doigt les vagues peintes où les bâtiments porteraient les épices ; et il y avait pour les uns les satisfactions de l’algèbre, et pour d’autres, le bonheur de ramer, et pour d’autres, le pardon du sommeil. Il y avait des champions de billard, des maniaques de glaciers, des joueurs de cartes, des foules qui s’enfermaient dans le bruit monstrueux des cuivres et des cordes, des foules qui hurlaient autour d’une meute humaine avec un ballon pour cerf, et j’en passe ; il y avait la diversité des étoiles dans la boue de la terre, et la folie et la grandeur, et le balancement quotidien des humbles, et la respiration profonde des puissants.[1]

 

[1] Louis Aragon, La Diane française (1946)

Commenter cet article